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andré cohen aknin - Page 3

  • Sur coussin d'air

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 27
    "Sur coussin d'air" de André Cohen Aknin
    À propos de "Harpo" de Fabio Viscogliosi, publié chez Actes Sud. 
    publiée par la revue Quinzaines - N°1233 de février 2021

     

    Depuis 15 jours, je déambule sur les trottoirs chauves de la fiction, tout en gardant un œil sur la poésie, particulièrement de 9h34 à 10h42. Les couvertures de livres à polices rouges, les jours impairs.
    Le texte de ce matin est :
     
    Je voudrais que ma chambre ait un sol.
    Une porte, je n'y tiens pas, 
    Mais marcher en rond sans arrêt,
    Sans jamais toucher le parquet,
    M'ennuie prodigieusement ! (1)
     
    Puis vient le temps de laisser décanter les mots nouveaux. Je me retrouve dans ma cuisine, les pieds dans le vide, à mitonner un osso-buco, ma future spécialité, car c'est la première fois. Les épices volent en poussières, retombent sur le parapluie du voisin du dessous qui, lui, n'a plus de plafond. Comme accompagnement, j'ai prévu un riz safrané accompagné d'éclats de pamplemousse rose.
    Mon voisin et moi avons décidé de manger dans l'ascenseur.
    Pendant la cuisson, j'écoute la radio. Allons bon, j'apprends qu'on jouera la comédie dans les épiceries, le drame dans les salons de coiffure, le cinéma chez les cavistes, on gardera les boucheries pour l'opéra et la grande pharmacie de la Place de la mairie sera réservée aux orchestres de chambre, en alternance avec des matchs de handball, catégorie poussin.
    Le minuteur sonne. Au jugé, il faut laisser cuire encore une demi-heure. La prochaine fois, je couperai les carottes en petits bouts ou bien j'utiliserai un autocuiseur. Que dira mon voisin si dans son ciel passe une locomotive ?
    Les nouvelles à la radio sont déprimantes, alors je plonge dans un bouquin commencé la veille : "Harpo" de Fabio Viscogliosi, publié chez Actes Sud. Un roman étrange, fascinant même - une impression de flottement - d'une écriture sobre qui laisse une grande place à l'imagination du lecteur. Je divague avec les personnages.
    Deshormes, un homme vivant seul dans sa ferme à la limite de l'Ardèche et de la Haute-Loire, cuisine un chou farci, le jour où Harpo entre dans sa maison. Harpo arrive de nulle part. Ils ne se connaissent pas, et pourtant le premier invite le second naturellement.
    Nous sommes en 1933. Harpo est l'un des Marx Brothers. Il revient d'une tournée en URSS, mais les choses ne se passent pas comme prévu. Il aurait dû embarquer au Havre pour New York. Contre toute attente (et sans raison), il saute dans un train pour Paris, loue une Torpédo bleu pâle et prend la route du sud par la nationale 7. Pourquoi le Sud ? Il file sans problème jusqu'à l'accident.
    Sorti vivant, mais amnésique, il se sauve de l'hôpital. Harpo n'est plus Harpo. Harpo n'est personne… Son esprit n'est qu'un tohu-bohu de pensées dont son visage ne laisse rien paraître. Il a néanmoins la mémoire des choses. Il se souvient du pain, du fromage, de ses mains, de la lumière. Il dérive sur les routes.
    Marcher ; s’arrêter ; pisser tout droit derrière un chêne ; hésiter ; marcher ; prendre le chemin qui monte, sur la droite, plutôt que l'autre, sur la gauche ; hésiter ; marcher très lentement ; refaire son lacet, le pied sur la borne ; lire D 914 en blanc sur le gris de la borne ; marcher ; s'asseoir ; refaire son lacet sur un plot en ciment ; se masser le genou ; se masser la hanche ; se glisser sous des barbelés, s'accrocher et renoncer ; marcher… sous la burle, ce vent terrible qui vient du nord, jusqu'à se retrouver des jours plus tard dans la maison de Deshormes, sans raison, sinon celle d'avoir faim.
    Les jours passent. Deshormes écrit, cuisine, il n'appelle pas le maire du village, ni la gendarmerie pour signaler ce visiteur, même s'il a noté chez cet homme des absences et des creux. À l'usage, ils ont mis au point une langue intermédiaire, faite de mots anglais et français. Harpo sourit… Il patine dans un présent répété… Si la mémoire lui fait défaut, il se sent pourtant incroyablement vivant, comme si chacun des éléments qui l'enveloppent se chargeait d'une vérité supplémentaire.
    Puis Harpo se retrouve à Lyon chez la sœur de Deshormes qui souhaite le faire examiner par un médecin. Durant ce temps, Harpo s'occupe, travaille dans une imprimerie, grâce à la mémoire des choses, à celle du corps. On peut parler d'instinct, de mémoire primitive.
    Entre temps, à New York, les frères Marx ont pris contact avec une agence de détectives qui a envoyé un de ses agents en France, un certain Dufresne. Et, surprenant, cet homme fonctionne aussi à l'instinct.
    L'instinct.
    Faut-il y voir un message ? Fabio Viscogliosi nous dit-il que la solution est en nous, qu'il suffirait de se laisser aller "sans raison", d'agir avec instinct, d'avoir la réaction du primate face à l'inconnu ?
    Plus j'avance dans ce roman (tout en surveillant mon osso-buco) plus je fais un lien entre cette histoire et la situation ubuesque que nous vivons en ces temps de pandémie de Covid. Mon voisin du bas est devenu Harpo. Je suis Deshormes, puisque c'est moi qui cuisine. La Covid est, assurément, un sacré accident. Ce n'est pas encore l'amnésie, mais la mémoire s'étiole. On garde du passé quelques images d'insouciance, de ce temps où l'on pouvait s'attabler à une terrasse de café, boire un coup entre amis, se régaler d'un gueuleton. Il reste les petites choses autour de soi. Chacune d'elles devient une fenêtre. On parle d'amnésie du futur. On n'ose même plus rêver.
    Ce roman est, me semble-t-il, une parabole. Nous avons oublié ce qui nous faisait rire, mais nous savons encore comment rire. Alors soyons des apprentis Harpo, Charlot, Keaton, perdus mais incroyablement vivants.
     
    Le minuteur sonne de nouveau. C'est cuit. Mon voisin et moi, nous nous installons dans l'ascenseur, une nappe à même le sol, en veillant à laisser de la place pour ceux qui voudraient monter. L'osso-buco se laisse manger. Une autre fois, je mettrai plus d’épices et je servirai sur des feuilles de palmier, nous nous imaginerons sur une plage au soleil.
    Nous nous mettons d'accord : nous mangerons ensemble chaque semaine ; l'un fera le repas et l'autre, pendant ce temps, préparera la conversation sur un livre et se chargera de contrôler si le plancher réapparaît sous mes pieds ou le plafond au-dessus de sa tête. Mon voisin promet de faire un chou farci pour le dimanche suivant. Tiens, c'est comme s'il lisait dans mes pensées. Cette fois, ce sera lui Deshormes et moi, Harpo.
     
    Je n'ai plus de doute, j'écrirai sur ce roman dans ma prochaine lettre d'un colporteur-liseur, un roman à la résonance d'un poème. Je conseillerai à mes lecteurs d'acheter cet "Harpo", comme on prend un ticket pour un tour sur coussin d'air.

    En italiques : extraits de "Harpo" de Fabio Viscogliosi, Editions Actes Sud, 2020
    (1) Gelett Burgess (La vache pourpre - Extrait)

     

  • ELLES RIENT

    "Elles rient" de André Cohen Aknin
    À propos de "D'azur et de feu - Sept visage de Josette Duc" de Geneviève Briot, publié  par Bleu 31. 
    Article paru dans la revue A LITTÉRATURE ACTION N° 9 Octobre-décembre 2020

     

    I - LES DEUX FEMMES
    De mon enfance en Algérie, je garde des rires de soleil. Ils éclairent ma mémoire. C'est également le cas du rire de Josette et de Geneviève, le jour de la photo de la quatrième de couverture. Ce n'était pas un rire bruyant, ostentatoire, mais un rire plein, plein comme un corps entier, un corps de femme, plein comme un poème, un poème-rire.
    Elles riaient aux éclats, assises sur le canapé ; elles riaient d'être ensemble, de pouvoir se regarder, se parler. On aurait dit des adolescentes, même si l'une a 90 ans et l'autre presque 80. Josette est fille de menuisier ; Geneviève, fille de boulanger. Qu'ont-elles en commun ? D'être des femmes, d'être curieuses, d'avoir de l'intérêt pour les autres et une inébranlable volonté d'être libre, libre dans leur manière de penser et dans leur corps. Elles ont aussi le besoin insatiable de lire et celui d'écrire. Josette a beaucoup écrit sur ses carnets de voyage, Geneviève est écrivaine. Elles ont aussi en commun d'avoir enseigné. Josette était institutrice et Geneviève, professeur de français.
     
    Elles se sont rencontrées à un cours d'anglais. Josette y racontait volontiers ses voyages et ses découvertes. Peu à peu, leur relation s'est renforcée. Elles parlaient surtout de littérature, de spiritualité. Les photos de Ramana Maharshi et de Bruno Gröning affichées dans l'appartement de Josette impressionnaient Geneviève. Aujourd'hui, ces sages font partie de sa vie. Josette, elle, a espéré, la veille de sa mort, pouvoir rejoindre ces deux êtres dans l'autre monde.
     
    En 2017, un recueil de poésie de Geneviève est publié (1). Elle dit ne pas avoir d'autre projet. Mais il se passe ce qui se passe dans la vie d'un écrivain : l'impérieuse nécessité d'écrire qui vous tombe dessus sans crier gare. Le jour de la fête des 90 ans de Josette, Geneviève lui propose d'écrire sa vie. Une vie de passion, si pleine, si libre qu'elle ne se sentait pas faire autrement que d'en témoigner. Josette dans sa robe égyptienne paillée de fils dorés, acquiesce : "Si c'est toi, j'accepte."
     
    Écrire à partir d'entretiens, Geneviève l'a déjà fait pour Un livre à la mer (2), à partir d'interviews de personnes en lien avec l'Algérie. Elle ressort son magnétophone, prépare une foule de questions, avec la fièvre qui la caractérise, et se rend chez son amie.
     
    Les informations s'accumulent. Josette ne raconte pas chronologiquement, elle confie des anecdotes, passe de l'une à une autre, revient sur les précédentes. Il y a des ellipses. Difficile parfois de s'y retrouver.
     
    Les deux femmes conviennent que tout ne devra pas être publié. Il ne faudra pas non plus broder, inventer pour combler les vides. Josette parle de l'enfant qu'elle a été, de l'adolescente rêveuse et déterminée, de ses voyages, de ses rencontres, de sa vie d'institutrice, de son mari anarchiste. Josette partage les valeurs de fraternité et liberté des anarchistes sans adhérer au mouvement. Elle croit aussi en la solidarité sans adhérer à un parti, en la spiritualité sans entrer dans une religion instituée. Elle puise dans toutes sortes d'enseignements religieux et plus particulièrement dans les spiritualités orientales.
     
    Josette a aimé d'amitié ou d'amour des gens hors du commun. Vivre pour elle, c'était découvrir et aimer. Elle se souvenait avec émotion de sa passion amoureuse pour le vieil anarchiste libertaire Alexandre Marius Jacob. On entendit son témoignage sur France Culture en avril 2019, lors d'une émission sur ce personnage. Durant l'interview, Josette lut des extraits de lettres de Marius. Sa voix rayonnait comme celle d'un rire.
     
    On découvre dans le livre, pourquoi Josette n'a pas eu d'enfant. C'est une douleur. Isabelle devient au fil du temps sa fille spirituelle.
     
    Les choses se précipitent. Josette apprend qu'elle a un cancer. Elle suit un traitement. Mais celui-ci ne donne pas les résultats escomptés. Josette console ses proches, prépare méticuleusement son départ, donne tout ce qu'elle possède de son vivant. Geneviève héritera "naturellement" de son bureau.
     
    Quand Geneviève lui a présenté les premières épreuves de "D'azur et de feu", Josette a refusé de les lire, disant qu'elle avait bien d'autres choses à lire avant de s'en aller.
     
    Geneviève sent l'urgence, travaille d'arrache-pied. Elle souhaite montrer à Josette le manuscrit fini avant qu'il ne soit trop tard. Geneviève y met un point final, le jour où Josette est hospitalisée.
     
    Le lien entre les deux femmes est fait de rires, d'un profond respect et d'une admiration l'une pour l'autre, d'une joie, d'un fil d'âme, si l'on peut dire.
     
     II - LE LIVRE, LES SEPT VISAGES DE JOSETTE DUC 
    Avec "D'azur et de feu", on découvre la vie d'une Romanaise née à Châtillon St Jean dans la Drôme en 1927 et décédée en 2019 à l'âge de 91 ans. Josette Duc a vécu dans sa petite maison rue Sylvain Marmier, construite par son père, menuisier. Elle a épousé Robert Passas de Bourg de Péage en 1950. Robert était anarchiste, libertaire et poète. Josette, elle, était anti conventionnelle, spontanée, littéraire. Ils sont devenus enseignants, d'abord à l'Institut Thérapeutique Éducatif et Pédagogique de Geyssans, puis trois ans au Maroc. Ils sont revenus ensuite dans la Drôme. Ils aimaient enseigner et l'ont fait avec ferveur.
     
    Au fil du récit, on découvre plusieurs visages de Josette. On rencontre la désirante, l'amoureuse, la femme libre, la femme blessée, la voyageuse, la tisseuse de liens, la mystique. Elle est toute en un. Le livre s'organise selon ces sept visages, avec une introduction "Sous le signe de l'amour", sa famille, ses parents.
     Puis suivent huit chapitres :
    1) La désirante : Elle désire, elle veut ou ne veut pas. Elle a une force de vie.
    2) L'amoureuse : On découvre ses pulsions d'adolescente, puis ce fut la rencontre de Robert. Il est poète. Ils sont libres dans leurs amours et pourtant fidèles l'un à l'autre. La poésie, la littérature les unissent. La jalousie n'a pas cours.
    3) La femme libre : Josette fut le dernier amour d'Alexandre Marius Jacob, "l'honnête cambrioleur" du titre du livre de Jean-Marc Delpech son biographe. Il a fait 22 ans de bagne, fut libéré en 1927, l'année de la naissance de Josette. C'est Robert qui a rencontré le vieil anarchiste, qui s'est pris d'amitié pour lui et s'est réjoui devant l'amour de Marius et Josette. Il a écrit : "Elle tomba dans l'hiver de Jacob comme une branche d'avril". Il a 74 ans, elle en a 27.
    4) La voyageuse : Elle participa au Service Civique International pour aider les plus démunis, en France et à l'étranger. Elle voyagea souvent, parfois en autostop, pour aller voir des amis, par soif de découverte, pour se ressourcer spirituellement (USA, Croatie, URSS, Mali, Algérie, Turquie, Israël, La Dominique, l'Inde… et aussi le Transsibérien).
    5) La femme blessée : Robert et Josette vont vivre 20 ans ensemble, puis Robert s'en va. Le titre "D'azur et de feu" vient d'un poème de Paul Eluard "Je fis un feu, l'azur m'ayant abandonné". Blessures physiques et morales. Ce qui la faisait le plus souffrir : les séparations, la mort de ses proches.
    6) La tisseuse de liens : Josette est curieuse de tout, va de stage en stage, de rencontre en rencontre. Elle a des relations, des amitiés avec des gens hors du commun : le militant Louis Lecoin qui s'est battu pour la reconnaissance du statut d'objecteur de conscience ; un thérapeute japonais Itsudo Tsuda ; François Malkovsky, danseur élève de Isadora Duncan ; Madhury, une mystique ; Igor Reznikoff avec qui elle fait du chant grégorien ; Georges Krassovsky qui parcourt le monde à bicyclette et milite pour la paix ; Victor Lebrun, ami de Tolstoï ; Marcel Body, le secrétaire de Lénine ; Jeanne Humbert, une Romanaise libertaire qui s'est battue pour les droits des femmes (elle a une rue à Romans-sur-Isère). Sa relation amoureuse avec Hans (Jean Mermoux) durera 19 ans.
    7) La mystique : Elle se ressource à différentes spiritualités, celle de jeunes Hongrois relatée dans "Dialogues avec l'ange", des saints chrétiens : Ste Rita, Ste Marie-Madeleine, St François d'Assise. Elle s'initie à L'évangile selon Thomas, non reconnu par l'Eglise. Elle est fascinée par les conférences de Pierre Ganne, jésuite exclu par l'autorité pontificale du fait de son non-conformisme. Elle fait partie d'un groupe Douglas Harding, philosophe mystique anglais, suit l'enseignement de Bruno Gröning, guérisseur spirituel allemand. Elle va à des rencontres avec Amma, avec un yogi indien, avec Frère John Martin moine hindou et chrétien et, surtout, avec son maître spirituel, Ramana Maharshi. Son voyage en Inde à l'ashram de R. Maharshi confirmera son attachement à ce sage.
    8) Le huitième chapitre "D'azur et de feu" montre la plénitude d'une vie. Il y a son dernier amour avec René. Elle a alors 80 ans, elle pensait que sa vie amoureuse était terminée. Tout ce qu'elle a vécu se concrétise là : sa générosité, son amour des autres, son amour de la vie.
     
    Le récit est composé à partir d'écrits propres à Josette Duc et d'entretiens que Geneviève a eus avec elle. Leurs écritures se sont liées comme un tissage de laine et de soie, dit Claudia, une lectrice.
     
    III - LA FABRICATION DU LIVRE
    La mise en page a été réalisée par Colombe de Dieuleveult, une amie de Josette. Elles se sont rencontrées au moment où Colombe réalisait une thèse sur Alexandre Marius Jacob. Son travail de graphiste apporte beaucoup à la lisibilité, à l'organisation du livre et au traitement des photos.
    L'illustration est de Jean-Luc Boiré, qui ne connaissait pas Josette, mais qui fut séduit par son histoire.
    L'écriture, la mise en page et l'illustration ont été offertes, comme si un courant bienveillant passait entre ceux et celles qui participaient à ce livre. J'y ai pris ma part dans la relecture du manuscrit.
     
    IV - GENEVIEVE BRIOT, L'ÉCRIVAINE, LA POÈTE
    Pour découvrir la vibration de l'écriture de Geneviève, au-delà de ses romans, de ses récits et de ses pièces de théâtre, il faut plonger dans sa poésie. Car cette femme est une poète. Sa poésie oscille entre épaisseur et transparence, s'insinue entre peau et chair, puise dans le tréfonds de notre oubli, nous fait brûler de désir, nous rappelle qui nous sommes et le vaste monde qui nous attend. Avec elle, nous devenons caillou, oiseau, bruissement d'un feuillage, fontaine de son village natal de Lorraine, le bleu de Fra Angelico, un hêtre du Vercors, le sable roux du Grand Erg Oriental qu'elle a tant aimé et un marcheur d'un cortège clandestin (3). Avec elle le dimanche habille son regard de lilas (4).
     
    Je l'ai imaginée dans le désert d'Algérie, la peau tannée par le soleil, les mains teintes de henné et le regard brûlant pour les hommes et les femmes de Ghardaïa, à l'orée du désert. Elle est tombée en amour pour cette terre qui lui a inspiré plusieurs ouvrages (5).
     
    Geneviève est une amoureuse de la langue française et le Grevisse est sa bible.
     
    Paul Vincensini est son initiateur en poésie. Ils ont partagé la joie profonde de dire à haute voix. Il l'a entraînée dans le torrent de la poésie d'Alain Borne. Il faut entendre Geneviève dire les poèmes de ce dernier pour saisir sa passion pour la poésie.
     
    Les mots tenus à la crinière deviennent des notes de musique dans un souffle charnel et puissant. Ecoutez un poème d'elle, tiré de Météorites (6) :
     
    Tes mots chuchotés
    je les crie contre les murs
    me reviennent en pleins désirs
    et me mettent à genoux.
    Je ne demandais que ton corps
    où enfouir ma folie
    je ne demandais qu’un peu de ta bouche
    où puiser le rêve que je respire.
     
    Ta vie m’est un silence libre et profond.
     
    Je deviens surface gelée du lac
    les chiens me marchent dessus
    sans que je bouge un cristal.
     
    Ma vie est à claire-voie sur l’obscur.
     
    Le poète Guillevic ne s'y trompa pas lorsqu'il écrivit pour la 4ème de couverture de ce recueil que "la poésie de G.Briot… est plus originale qu'elle peut paraître au premier abord. Une originalité profonde : d'âme si j'ose dire. Il me plaît que ce soit une poésie de femme avec tous les attributs de femme : la sensibilité, la sensualité. J'aime beaucoup cette sensualité affirmée."
     
    Guillevic est un poète qui a compté, qui compte toujours pour Geneviève. Elle l'a rencontré à Rochessauve en Ardèche lors d'un événement poétique. Elle est restée en relation avec Lucie, sa femme. Je retiens chez Guillevic la densité de ses textes, sa capacité à provoquer et saisir les déséquilibres.
     
    Geneviève a aussi rencontré Andrée Chedid, devant qui nous avons dit le poème "Il y aura ceux qui s'aiment"(7). Ce texte montre à lui seul la manière dont nous disons ensemble. J'écrirai bientôt une Lettre d'un colporteur-liseur où j'en dirai quelques mots. (8)
     
    Un autre poème d'Andrée Chedid résonne chez Geneviève : "Femmes de tous les temps".

    Femmes de tous les temps
    Ancestrales et pourtant fraternelles
    Lointaines et pourtant proches
     
    Elles viennent à notre rencontre
    Ces Femmes d’un autre âge
     
    Dans la pulpe éphémère de leurs corps
    Dans la beauté d’un geste périssable
    Dans les brefs remous d’un visage neuf ou vieilli
     
    Ces Femmes immémoriales
    à travers argile et pierres
    écartant les écorces du temps
    Se frayent passage jusqu’ici.
     
    Hors du tréfonds des siècles
    délivrant l’esprit
     
    Non plus femmes - objets
    Mais objets devenus Femmes
     
    Elles lèvent échos paroles
    et questions d’aujourd’hui. (9)
     
    Un feu entre femmes nous parvient à travers les âges. C'est pour cela que la rencontre de Geneviève et Josette Duc ne m'a pas surpris.
     
    D'autres poètes l'ont aidée à avancer, à parfaire son écriture, à aller vers d'autres horizons.
    Il y a François Cheng, cet émigrant qui choisit la France pour sa langue et qui est devenu académicien. C'est l'un de nos grands poètes. Geneviève a correspondu avec lui lors de la sortie de son recueil Un caillou qui pense oiseau. François Cheng est un poète transcendant, présent dans les infimes choses de la vie. À l'esprit et au corps, il ajoute l'âme, ce fil qui relie toutes choses dans l'univers, y compris nous. Ses mots, leur musique, leur graphie, leur marche, nous entrainent et nous rendent la joie des origines. On tient ses mots comme on tient un attelage céleste.
     
    Geneviève est assez réservée. Ce n'est pas elle qui fera un grand discours pour amuser la galerie. Ça ne l'empêche pas de s'enthousiasmer pour un livre, un auteur. Le dernier est Roger-Paul Droit, avec son "Comment marchent les philosophes".
     
    Pour Geneviève, l'écrit, c'est la vie. Elle le disait déjà dans son premier recueil "Basalte" :
     
    Je dérive sur des heures ignorantes
    je respire au jour le jour
    et mon crayon fou
    rêve de mistral
    parle de miel roux.
    Mais je n'y suis pour personne
    j'écris pour faire semblant de vivre
    je vis parce que j'écris.
    Je ne suis qu'un caillou qui suinte
    Un caillou qui pense oiseau
    et qui parle caillou.
     
    Voici la femme qui a écrit "D'Azur et feu".
    Cet azur et ce feu, ce sont aussi elle

    (1) - Un caillou qui pense oiseau. L'Autre incertain Editeur, 2017.
    (2) Un livre à la mer. Récit paru en 2003 aux Editions Marsa.
    (3)  "Jabbaren", tiré de Un caillou qui pense oiseau. 
    (4) "Sérénité", tiré de Basalte, Edition La Coïncidence, Guy Chambelland. Librairie Pont de l'Epée, 1982.
    (5)  L'appel du sud, roman, Edition Marsa - Najib, l'enfant de la nuit, L'Harmattan jeunesse - Un livre à la mer, Edition Marsa.
    (6)  Météorites, Editions Supervie, 1987.
    (7)  Tiré de Textes pour un poème, 1949-1970. Andrée Chedid, Editions Flammarion.
    (8)  Depuis mars 2020, ne pouvant plus donner de lectures de poésie de vive voix, j'adresse de temps à autre, par courriel, des Lettres d'un colporteur-liseur directement à des personnes, comme si je leur donnais un texte à l'oreille. Quelques mots et des textes de poètes, de ces hommes ou de ces femmes volants pour qui le temps ne compte pas et qui savent avant l'heure. Les lettres sont également sur le blog : http://briot-cohenaknin.hautetfort.com.
    (9)  "Femmes de tous les temps" - Fraternité de la Parole. Andrée Chedid. 

  • Il y aura ceux qui s'aiment

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 26
    "Il y aura ceux qui s'aiment" de André Cohen Aknin
    Poèmes cités : Il y aura ceux qui s'aiment et Jeunesse d'Andrée Chedid. 

    La salle des fêtes d'un village près de Montélimar. Aucun projecteur. Les spectateurs sont une cinquantaine. Nous sommes loin des pays d'Orient où la poésie attire la foule. Nous échauffons nos voix et répétons les enchaînements, car rien n'est acquis dans la diction d'un poème, chaque lecture peut vous mener à la joie ou au précipice.
     
    *
     
    Cela commence par un silence. 
    Les mains le long du corps attendent le frémissement qui irradie les bras puis le haut du torse, provoque un léger tremblement. 
    C'est le signal.
    Une voix se fait entendre, claire, cadencée, celle d'un d'homme. Tout est là dans les deux premiers vers. La voix retient son souffle, puis roule sans arrêt sur le chemin de pierres que sont les italiques ; elle parle de temps, d'année après année et d'oliviers mangés de soleil et de patience.
    Il se tient à la porte. 
    Survient la voix d'une femme, sobre, lumineuse. 
    Ils pourraient se tenir côte à côte, profiter de la présence de l'autre. Mais il est pressé, il veut prendre sa place. Sa place ! lance-t-il.
    Elle acquiesce en écho : oui, prendre sa place. 
    Ils passent d'une voix à l'autre, d'une voix dans l'autre. Un fil de soie les relie, d'un noir insaisissable, celui des peintres pour qui le noir flamboie, modifie l'espace, ouvre une porte vers l'indicible.
    Elle s'inquiète pour ceux qui s'aiment. 
    On entend le hurlement de loups, le cri âcre des méfiants. On ressent la fièvre.
    C'est elle qui dit la première le cri qui fait trembler les murs. Le cri pour protéger ceux qui s'aiment. Ses éclats sont des flèches qui repoussent les corps ennemis.
    Il retient sa voix en contre-chant. Il aurait pourtant envie d'appuyer chacune des syllabes, "à cause de la vie, à cause de la mort", avec en tête l'écriture et le néant. Il ne la quitte pas des yeux, elle qui s'inquiète. Ceux qui s'aiment sont en danger, qu'il soient d'ici ou d'ailleurs, de Bali, de Vancouver, des steppes de Mongolie, de Sydney, de Dakar la rouge ou du Caire dont les murs gardent le souvenir d'Andrée Chedid, l'auteure du poème.
    À son tour, il dit :
    J'ai crié, j'ai chanté.
    Le chant est là qui les entoure d'un voile. Leurs yeux pétillent, alors qu'ils se rapprochent et que leurs voix s'unissent au dernier vers. 
    Bientôt, ce sera au tour de leurs mains, de leur corps tout entier. Flammes épanouies. Ils ne se chercheront plus.
     
    Il y aura ceux qui s'aiment
    Debout devant ma porte je les attends
     
    Il y en a qui veillent année après année
    Comme des oliviers mangés de soleil et de patience
     
    Moi j'ai franchi le seuil je guette la route
    Et je sais qu'ils viendront
     
    Dans la maison les appels se nouent
    "C'est assez d'attendre
    Il faut prendre sa place
    Comme les autres comme les autres
    Autour d'une table de bois
    Il faut prendre sa place
    La vie est comme cela
    Grain de sable
    Or qui tinte
    Fil de soie"
     
    Ensuite celle qui m'habite comme une prune trop ridée
    A dit "J'ai peur pour ceux qui s'aiment
    Quelle menace portent-t-ils au cœur l'un pour l'autre"
     
    Elle a dit "J'ai peur pour ceux qui s'aiment
    Le cri âcre des méfiants les tourmente
    La voix cuivrée des loups
    L'envie avec ses lèvres de malade"
     
     
    Mais j'ai crié plus fort que l'emmurée
    Pour ceux qui n'ont eu que les songes j'ai crié
    Pour ceux qui n'ont que le jeu
    Pour cette tour où l'écho se fracasse 
    Aux murs ronds de la solitude
    Pour le silence des mal-aimés
    Enfoui en lui-même comme en un puits
     
    À cause de la vie          à cause de la mort
    J'ai crié plus fort que l'emmurée
     
     
    J'ai crié
    "Avant que les villes ne s'écroulent
    Avant que l'ombre des arbres ne traverse
    Le fleuve comme des cordes
    Aussi sûr que le soleil et sa mort se défient
    Il y aura ceux qui s'aiment 
    Et je ne me chercherai plus"
     
    J'ai crié j'ai chanté
    "La magie à leur doigt
    Dans leurs veines des rivières de fête
    Ils iront intouchés comme des rois de nulle part
    Leurs regards se croiseront au-dessus des voix"
     
    J'ai crié j'ai chanté
    Et devant la maison il y avait eux et moi (1)
     
    *
     
    "Il y aura ceux qui s'aiment" est un poème emblématique pour Geneviève et moi. Un texte où nos voix vibrent en échos, se chevauchent, en appels, les yeux ouverts sur des pages couvertes de signes, à la manière d’une partition de musique. 
    Chaque syllabe est une caresse. 
    Chaque phrase, un corps qui se courbe.
    Nous donnons ce texte comme si nous partagions une pomme d'amour, le croquant à l'extérieur et la douceur légèrement acidulée en dedans. 
    En le lisant, nous sommes dix, vingt, trente, mille.
    Mille, comme le titre de notre première lecture "Le monde a mille voix". Nous ne savions pas, alors, jusqu'où la voix pouvait nous mener.
    Une vibration de chaque instant.
    Un lien avec celui ou celle qui nous accompagne, des musiciens parfois.
    Un lien avec ceux qui nous écoutent. N'est-ce pas le plus important ?
    Il arrive qu'un auteur nous apparaisse en songe. 
    Le jour de notre rencontre avec Andrée Chedid fut un enchantement. Il fallait entendre la voix de cette femme, légère et si puissante. Elle nous demandait de rester des hommes et des femmes libres, fiers de nos origines, de ce que nous sommes, de nos langues. Son écriture est un appel au dépassement, à la vie. Son "Appel à la jeunesse" en témoigne : 
     
    Tous les appels du monde 
    te traversent jeunesse !
     
    Tu enfantes le feu (2)
     
    Si sa poésie peut être un acte de fureur, à l'instar de celle de René Char, elle est avant tout un acte d'amour. Elle a peur pour ceux qui s'aiment. 
    Moi aussi, j'ai peur pour ceux qui s'aiment. J'ai griffonné les premiers mots de cette lettre au printemps dernier, en pensant à ceux et à celles que le confinement éloignait.
     
    (1) "Il y aura ceux qui s'aiment" - Textes pour le vivant, 1953 - Textes pour un poème (1949 - 1970). Andrée Chedid. Editions Flammarion.
    (2) "Jeunesse" - Poème pour un texte (1970 - 1991). Andrée Chedid. Editions Flammarion.
  • Quel avenir ?

    Plus d'avenir

    Et le dos au mur

    Que sauverais-tu ? (1)

     

    nous demande la poète Hélène Cadou. Le genre de question qu'on se pose à chaque grand bouleversement : guerre, épidémie, explosion atomique, krach boursier, déferlements naturels. On se la pose à propos du Gulf Stream et de la fonte des glaces. 

    Quelles réponses aujourd'hui ? 

    Les médecins nous promettent un vaccin dont ils savent qu'il ne sera pas la panacée. Les économistes sont plutôt pessimistes, mais n'est-ce pas leur façon de procéder ? Les écologistes estiment eux que cette crise est une "aubaine" pour penser et agir autrement. Les syndicalistes veillent au grain pour qu'emplois et droits sociaux soient préservés, pendant que certains politiques reprennent leurs vieilles querelles. Nous entrons dans des bourdonnements sous un soleil de printemps qui inviterait plutôt à l’oubli et aux vacances. 

    Voici celle d'Hélène Cadou à son "Que sauverais-tu ?" :

     

    Un seul arbre

    Pour le regard

    Avec des volées d'oiseaux

     

    Un nuage aussi

    Pour croire au soleil

    Et son reflet contre la vitre

     

    La mer encore

    Pour le voyage

    J'entends son souffle à mes pieds

     

    Le monde enfin

    Avec ses femmes et ses hommes

    Toute la vie contre ma joue. (1)

     

    Hélène Cadou entend "la haie déchirée, le cri dans la brume". Elle se "perd dans le lacis des passerelles" et elle sait que le "temps saignera toujours au présent". C’est dire qu’elle n’est pas dans le réel superficiel, mais dans l’intériorité. On sent chez elle, un appel à la vie, une lumière, quand elle dit :  

     

    Pourtant

    J'ai reconnu 

    Ton visage à venir

    Au plus clair

    De la croisée (2)

     

    Elle croit aux hommes et aux femmes, à la nature aussi. En ce sens, elle a raison. Elle nous demande de regarder l'horizon et de nous laisser surprendre.

     

    Il y a quelque part 

    Un signe

    Peut-être un bourgeon

    Qui va s'ouvrir

    Comme une main (3)

    et

    Des vols d'oiseaux 

    Apaisent le paysage (4)

     

    Et quand l'avenir brillera de nouveau de mille feux, elle nous conseille de ne pas retomber dans nos travers, de ne pas vouloir à tout prix tout régenter, d'acquérir sans limites, ce qui nous nous mènerait de nouveau au malheur. N'y a-t-il pas une autre manière de faire ? La solution est là devant nous. La poète qui avait connu si jeune la tragédie avec la mort de René-Guy Cadou nous conseille de changer de regard. 

     

    Toi qui te nommes

    Avenir

    Tu éclates de tous tes feux

    Cent mille volts 

    Dans la nuit

     

    Pourquoi briller

    Quand l'eau parfaite

    Dans la jarre

    Se contente d'être elle-même

     

    Quand le puits recèle

    Plus de soleils enfouis

    Que le jour 

    N'en délivrera jamais

     

    Quand la parure

    Du temps

    Est plus riche sur l'envers

    Que le tapis qui se déploie. (5)

     

    L'envers serait plus riche que l'endroit. Alors, marchons tête en bas et pieds en l'air, écartons regrets et désillusions. La mémoire des anciens nous dit d'avancer. Tout comme le font les migrants (ce que nous avons été et oublié). Ils vont avec dans leur besace leurs racines. Ils creuseront ensuite, "le puits recèle plus de soleils enfouis que le jour", nous dit Hélène Cadou, et ils feront de leurs lendemains des vies renouées.

    Une vie renouée. À mon arrivée en métropole, pour sûr, je n'en avais pas idée. J'avais beau vouloir m'attacher seulement à ce qu'il y avait de nouveau, j'étais confronté à ce que je considérais, alors, comme le monde ancien, avec ses traditions familiales, ses rites religieux. Il y avait aussi ce à quoi je ne m'attendais pas. 

    Au début, à Paris, nous habitions dans le XIIIème, du côté de Maison Blanche. D'emblée, je voulus ressembler aux gamins que je croisais dans la cour de récréation de mon lycée ou dans la rue, leur façon de sauter à cloche pied, de trimballer leur cartable, de parler sans accent. J'avais parcouru le quartier dans tous les sens. Mais mon intention était de découvrir le cœur de Paris dont mon frère ainé parlait tant. Un dimanche, je me rendis seul vers la place d'Italie. Je longeais l'avenue. Ça grouillait de monde à cause du marché. J'étais prêt à conquérir le monde, surtout quand là-haut sur la place, je découvris la perspective du boulevard de l'Hôpital et celle du boulevard de la Gare avec au loin son métro aérien. Quelle ne fut ma surprise, quand, au détour d'une rue, je tombais nez à nez avec des gamins qui jouaient à la raille ! On y jouait en Algérie. Ce jeu consiste à lancer des pièces de monnaie vers un mur. La pièce la plus proche du mur permet au vainqueur de ramasser toutes les autres. On peut aussi y jouer avec des petites figurines, des capsules bourrées d'écorce d'orange et même des billes. Mais c'était bien des enfants d'ici, aucun n'avait l'accent de là-bas, pas un mot en pataouète. Je me souviens avoir plongé ma main dans ma poche et avoir serré la pièce de monnaie avec laquelle j'étais sensé acheter du pain. Avec cette pièce, je restais un enfant du soleil sur cette terre inconnue qui me devenait un peu familière. 

    Des moments de vies renouées, il y en a eu d'autres. Ils m'ont permis de ne pas me perdre. Je ne le compris que plus tard, que bien plus tard. Je les retrouve aujourd'hui dans les mots d'Hélène Cadou. Sa poésie a pour moi le goût d'un gâteau de semoule au miel chaud. 

     

    Il faut revenir pas à pas

    Vers la seule fenêtre ouverte

    L'avenir est là

    Comme un enfant qui rit.

    Il reste assez de jours

    Pour guérir une forêt

    Assez d'arbres

    Pour croire à l'aurore

    Un grand coup de ciel sur ta vie

    A fait le monde pur

    Comme un drap gonflé par le vent. (6)

     

    Savoir 

    Qu'il n'y a pas de retour

    Mais que parfois

    Une seule parole

    Peut inventer

    Le jour

    Et que la vie repart (7)

     

    Elle nous dit aussi que quoi que nous fassions, il ne faut pas oublier l'amour, parce que là est la clé. 

     

    Certains jours

    Le jour est si bleu

    Qu'on voit l'avenir

    À sa porte

     

    Il fait froid

    Mais la sève éclate

    Une fois encore

    La terre gonfle

    Ses jupes

    Pour de nouveaux matins

     

    Mille projets sont dans l'air

    La vie s'active

    Que vas-tu faire 

    De tes mains 

    Sans amour ? (8)

     

    André Cohen-Aknin

    (1) Hélène Cadou En ce visage l'avenir - Jacques Brémond Editeur.  Plus d'avenir. p.63 -(2) ibid. Boire à même le souvenir. p.38 - (3) ibid. Lacérée jusqu'au cri. p.40 - (4) ibid. La charrue retournée. p.39 - (5) ibid. Toi qui te nommes Avenir. p.48 - (6) ibid. Il faut revenir pas à pas. p.28 - (7) ibid. Une attente plus blanche. p.37 - (8) ibid. Certains jours. p.54

    Lettre d'un colporteur liseur N° 19

  • Un nouveau chapitre

    Il était dix-huit heures, l'heure où j'avais prévu de me lever de ma table. J'hésitais, je n'avais rien sorti de concret, des pages entières avaient été effacées. Cela faisait des jours que ça durait. Je me disais que j'écrirais mieux le lendemain. Il faut dire qu'avec le bruit que faisaient les mômes d'à côté, j'avais du mal à me concentrer. Les voisins ont quatre enfants. Avec le confinement, ils devaient les aider à suivre les leçons sur le net, cuisiner, langer le dernier, demander à l'ado de poser son smartphone le temps des repas, sans compter les vaisselles, les courses et le télé-travail qui écarte les murs de l'appartement et ceux du code du travail. Forcément, ça finissait par coincer.

    Un jour, le raffut a été tel que j'ai mis un disque, du Mozart, pour ses vertus apaisantes, paraît-il. En vain, les enfants ont poursuivi leur chahut. Je ne leur en veux pas, au contraire même. Au bout d'un moment, leurs cris sont devenus ceux de mon enfance par je ne sais quel tour de magie. J'ai entendu les appels des cireurs de chaussures à la sauvette. Des mômes de huit, dix ans qui trimbalaient leurs boîtes de cireur et proposaient leur service aux passants et aux hommes attablés aux terrasses de café. J'admirais leurs boîtes décorées de grosses semonces de tapissier qui étincelaient tant elles avaient été frottées.

    L'enfance me revenait grâce à mes petits voisins, que j'avais pris en grippe et qui, pourtant, m'apportaient la solution. C'est l'une des leçons que je retiens de ce confinement : changer ma façon de voir. Je ne sais pas si je devrais m’"assassiner chaque jour", comme le préconisait le peintre Miro, pour avoir une chance de sortir quelque chose de valable.

    L'enfance me ramenait aussi à un poète que j'avais rencontré dans les années 80, Paul Vincensini, qu'on a souvent catalogué dans les poètes comiques. À tort. Ses poèmes ont le sourire du désespoir. Il écrivit dans ses feuillets  

    Je ne suis plus un enfant

    C'est mon enfance qui pleure

    Et plus loin :

    Il y a des enfants gais

    Qui ressemblent à des chiens

    Et des enfants battus

    Qui ressemblent aux chevaux (1)

    Chevaux qu'il mettait volontiers dans le ciel, avec une formule qui ravissait le poète Jacques Imbert.

    Mettre un peu le cheval dans le ciel

    Et les oiseaux au boulot (2)

    La mienne d'enfance a été plutôt heureuse. Si ce n'est de rares coups de ceintures, auxquels je n'attache pas d'importance. C’était chose courante à cette époque.

    Avec le déconfinement, mes voisins ont retrouvé leurs activités. Les parents sont retournés au travail et les enfants à l’école, sauf le grand qui doit être sur son smartphone. Disons qu’ils sont passés à un nouveau chapitre. Tout comme moi. J’ai commencé à écrire sur les cireurs de chaussures à la sauvette et je me suis revu dans mon quartier jouant au pitchac, une balle faite de rondelles de caoutchouc découpées dans une chambre à air de vélo. Il fallait shooter après avoir jonglé du plat du pied ou du genou. Celui qui réalisait une djavalette marquait deux points. La djavalette consistait à shooter en retournant son pied. Puis l'écriture m'a transporté dans mon école, rue Paixhans. J'étais ravi de retrouver le chahut de la récréation, les chuchotements dans le rang, l’appréhension au moment des interrogations, les silences aussi. Je m'absentais parfois, un œil sur le tableau, un autre vers la rue ; je rêvais que j'étais dans le camion de mon père et que la route nous menait vers le désert. Le monde s'ouvrait et se refermait sous le regard du maître. J'ai eu des flashs de mitrailles et d'explosions. 

    L'enfance, une terre de feu et de lumière, devenue source secrète. 

    C'est ce qu'elle était pour Paul Vincensini.

    Un enfant veut répondre

    Il a levé le doigt

    Dans une vieille école

    Qui n’existe plus

     

    La neige a fondu sous les bancs

    Il fait chaud comme à l’écurie

    Et l’instituteur

    A souligné tous les verbes à la craie bleue

     

    L’enfant qui veut répondre

    A fait claquer ses doigts

    Tachés d’encre violette

    Dans une vieille école

    Qui n’existe plus (3)

    Le credo de Paul Vincensini était que la poésie puisse être lue partout. Il n'avait de cesse d'en convaincre ses interlocuteurs. Il était aussi l'ami d'Alain Borne.

    André Cohen-Aknin

    (1) Paul Vincensini, Œuvre poétique, Vol. I et II composés par Michel Rouquette - L'arbre à Paroles Editeur - (2) ibid -(3) ibid.

    Lettre d'un colporteur-liseur N° 18

  • Il ne disait pas "Je", il disait "NOUS"

    Quelle bonne idée d'avoir diffusé à la télé la série de films documentaires "Histoires d'une nation"(1) dans ces temps de crise ! Elle remet en mémoire les vagues d'étrangers qui ont construit la France. On les avait fait venir ou ils étaient venus lors de périodes de crise, justement. C'était avant-hier, hier. Ils sont allés dans les mines, les usines, les champs, souvent affectés aux tâches les plus rudes ; ils ont construit la Tour Eiffel, acheminé du charbon, connu la fournaise des hauts fourneaux, construit nos voitures, cultivé nos champs, conduit nos taxis ; ils sont allés aussi sur les champs de batailles. 
    Aujourd'hui, on tergiverse pour savoir si des étrangers peuvent venir travailler dans nos champs, c'est-à-dire nous aider à nous nourrir. D'autres sont dans nos hôpitaux pour nous soigner. D'autres encore patientent pour avoir leurs papiers.
     
    L'un des documentaires rappelle qu'il n'y a pas si longtemps (pour une nation), les langues régionales prenaient le pas sur le français. On parlait plutôt le breton, l'auvergnat, l'ardéchois. Merci monsieur Jules Ferry pour votre école publique. Il ne faudrait néanmoins pas oublier les patois. L'identité est une chose complexe. 
     
    L'intégration avance inexorablement avec ses lots de violence et de joie. 
     
    Une violence générée par un racisme endémique. On la trouve aussi dans le fait que des êtres humains aient été (ou se soient) regroupés selon leur origine, dans les luttes pour bénéficier des bienfaits économiques et sociaux, dans le rapport paranoïaque entre action et répression, dans les joutes oratoires à l'Assemblée Nationale, dans les émissions de radios, de télé, dans les soubresauts incontrôlables des réseaux (a)sociaux...  La violence n'est pas le fait de l'une ou de l'autre des composantes de notre société, mais celui de la société toute entière. Cela nous met en perpétuelle tension.
    Une tension qui n’est pas que négative, parce qu’elle crée, tout comme l’écriture, un mouvement souvent synonyme de progrès. L’écriture est liée au réel. C’est bien pour cela que je m'intéresse aux poètes, parce qu’ils voient plus loin, qu’ils touchent au réel du réel.
     
    Pour ce qui est de la joie, les occasions ont été nombreuses. On se souvient des victoires guerrières et sportives, des réussites artistiques, sociales, professionnelles… 
    Je parle aussi de joie quand il s’agit de la langue française, de la manière dont elle a été enrichie au fil des migrations. Beaucoup de ceux qui l'ont aimée et l'aiment encore ont été ou sont des étrangers. Des amoureux de la langue française, comme François Cheng, Andrée Chedid, Jorge Semprun, Alberto Manguel, Samuel Beckett, Milan Kundera, Albert Memmi, Henri Troyat, Amin Maalouf, Tahar Ben Jelloun, Gao Xingjian, Julien Green, Nancy Huston…
    Jalil, un émigré Afghan, fraîchement arrivé en France, parle de cette langue avec envie. Il ne demande qu'à l'apprendre de mieux en mieux pour pouvoir écrire avec elle.
    Le français était aussi très important pour mon père, qui était fier de son certificat d'études. Quand les voisins lui demandaient d'écrire leurs lettres, il lançait ses rondes et ses droites comme un magicien lance sa baguette. Ses voyelles disaient combien il croyait en la République et combien il lui était reconnaissant.
     
    Mon père, ce Français juif d'Algérie, était parmi ces étrangers et tous ceux qui ont été enrôlés dans les colonies pour venir se battre en Europe. Son bataillon côtoyait les tabors marocains et les tirailleurs sénégalais (2) sur les pentes de Monte Cassino en Italie. Cette bataille, qui ouvrira la route du Nord aux troupes alliées, fit des dizaines de milliers de morts. Mon père racontait le vacarme des bombes, les trous pour se préserver de la mitraille, le froid, la boue qui ralentissait les mules chargées de vivres et de munitions ; il racontait les voix multicolores, les tremblements et les joies des permissions ; il racontait les rêves de ces hommes perdus et de ceux qui volaient au-dessus de la colline ; il ne disait pas “je”, il disait “NOUS”.
     
    Voici de Jacques Prévert, "Etranges étrangers".
    Kabyle de la Chapelle et des quais de Javel
    homme des pays lointains
    cobayes des colonies
    doux petit musiciens
    soleils adolescents de la porte d'Italie
    Boumians de la porte de Saint-Ouen
    Apatrides d'Aubervilliers
    brûleurs des grandes ordures de la Ville de Paris
    ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied
    au beau milieu des rues
    Tunisiens de Grenelle
    embauchés débauchés
    manœuvres désœuvrés
    Polacks du Marais du Temple des Rosiers
     
    Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone
    pêcheurs des Baléares ou bien du Finistère
    rescapés de Franco
    et déportés de France et de Navarre
    pour avoir défendu en souvenir de la vôtre 
    la liberté des autres
     
    Esclaves noirs de Fréjus 
    tiraillés et parqués
    au bord d'une petite mer
    où peu vous vous baignez
     
    Esclaves noirs de Fréjus 
    qui évoquez chaque soir 
    dans les locaux disciplinaires
    avec une vieille boîte à cigares
    et quelques bouts de fils de fer
    tous les échos de vos villages
    tous les oiseaux de vos forêts
    et ne venez dans la capitale 
    que pour fêter au pas cadencé 
    la prise de la Bastille le quatorze Juillet
     
    Enfants du Sénégal 
    dépatriés expatriés et naturalisés
     
    Enfants indochinois 
    jongleurs aux innocents couteaux 
    qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés 
    de jolis dragons d'or faits de papier plié
     
    Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
    qui dormez aujourd'hui de retour au pays 
    le visage dans la terre 
    et des bombes incendiaires labourant vos rizières
     
    On vous a renvoyé 
    la monnaie de vos papiers dorés 
    on vous a retourné 
    vos petits couteaux dans le dos
     
    Étrangers étrangers 
    Vous êtes de la ville 
    vous êtes de sa vie 
    même si mal en vivez 
    même si vous mourez. (3)
    André Cohen-Aknin 
     
    (1) "Histoires d'une nation", films documentaires de Françoise Davisse et Carl Aderhold, réalisés en 2018 par Yann Coquart.
    (2) Plusieurs armées ont participé à la bataille de Monte Cassino (Italie, janvier à juin 1944) dont l’armée d’Afrique qui était composée de troupes levées par la France dans l’ensemble de son empire colonial, et plus particulièrement en Afrique du Nord. Les soldats "indigènes" ont formé un contingent important de cette armée d’Afrique, participant valeureusement à la libération de la France. 112 000 soldats sur les 214 000 de la première armée de Lattre (dont l’armée d’Afrique), 7 000 parmi les 18 000 soldats de la 2e DB du général Leclerc. (Source Site RFI, 28/07/2004 et MFI, l'agence de presse de RFI).
    (3) Jacques Prévert Etranges étrangers. Grand bal du Printemps. Editions Gallimard.
     
    Lettre d'un colporteur-liseur N° 17

  • Marche et marche

    Après la lettre N° 13 "Le rendez-vous", du nom d'un texte en prose de Guillevic, j’ai écrit dans la foulée une autre lettre sur la marche où j'évoquais les Amérindiens. Généralement, lorsque je pense à la marche, je pense à eux. Sont également apparus les Arméniens et leur exil. L’écriture de cette lettre date du 23 avril, veille de la commémoration de leur génocide.
    Les premiers pas sont déterminants. Sentir ses jambes s'allonger, sa poitrine se gonfler légèrement, puis de plus en plus. Le vent me fait serrer la mâchoire et retenir les mots avant qu'ils ne s'échappent. Dans la rue qui mène à la rivière, ils bruissent pour écarter tout intrus. Le regard tient à distance le lointain, lance ses poings vers les fenêtres où apparaissent des silhouettes éblouies de soleil.
     
    Remontent le quotidien, la peur, l'envie refrénée. Mais la marche efface tout. Elle m'emporte avec ses songes. Je suis bientôt dans les plaines de chasse des Indiens d'Amérique. Je suis, comme eux, habillé de peaux, le visage barré de terre rouge. Le vent fait résonner le souffle des chevaux quand apparait une horde de bisons. Le bison, animal sacré, symbole de vivacité et d'abondance, qui peut nourrir un clan pendant plusieurs mois. Nous traversons ensuite des canyons. Indiens d'Amérique, je suis avec vous, je prie, je prie le grand oiseau noir qui niche dans les roches du Tse’gihi au sud de San Juan River. Entendez les tambours et les aigles trompéter au-dessus de nous ! 
    Les Dieux se sont multipliés dans le ventre d’une chienne impotente. Je suis devenu un Indien du peuple des Eaux Bleu Vert. 
    Tu vois, je suis vivant. Tu vois, je suis en accord avec la terre. Tu vois, je suis en accord avec les Dieux. Tu vois, je suis en accord avec tout ce qui est. Tu vois, je suis en accord avec toi. Tu vois, je suis vivant, vivant. Je vis pour voir le grand jour se lever et la lumière inonder le monde (1)
    Quand j’arrive en haut de la ville, une femme m'aborde. Elle me dit qu'elle viendra demain poser une fleur sur le monument dédié aux victimes du génocide arménien. Elle ne m'en dit pas plus, s'éclipse. Un moment, j'ai cru que c'était une squaw. Mais c'était bien d'Arméniens qu'il s'agissait. Il y a sur la place des pierres où des mots sont inscrits dans leur alphabet et en lettres latines. Deux peuples, deux souffrances.
     
    S'élève alors en moi la voix de Monique Domergue disant son texte Si tu veux vivre avance. Elle dit la souffrance des Arméniens, leurs morts, leur exil. Avec elle, c'est tout un peuple qui avance. Il faut entendre Monique dire, pieds nus, le corps dressé, les bras tendus. On la pense immobile et la voilà qui tourne et avance. Sa voix tonne, ondule, nous emporte. Nous nous marions à elle et aux mots. Nous devenons ces exilés sur les routes d'Anatolie. Cette femme est une femme fleuve qui écrit l’indicible et le dit.
    Ils avancent, ils arrivent, les voilà
    avec le poids du fardeau sur l'épaule
    l'un, le fardeau visible
    celui de la misère et de l'espoir
    tenu serré dans les mains
    petits effets, petits outils
    et nécessaire de la vie quotidienne
    l'espirto et le djezvé
    le kork ou le khalil
     
    l'autre, l'invisible fardeau, l'immense
    celui des larmes et de la peur
    tenu serré sur le cœur
    avec le poids de ce qui fut perdu et à jamais
    avec l'amour de ceux qu'on a perdus et à jamais
    Sans khatchkar, ni sépulture
     
    le fardeau de la mémoire
    celui des massacres
    de l'indicible tchar't
    toujours à fleur de peau
    à fleur de cœur 
    le fardeau du silence
    qui tient la langue clouée au palais
    le chagrin cloué au regard… (2)
    Sur le chemin du retour, j’aperçois un homme qui fait la manche devant la seule boutique ouverte, un tabac. Son regard semble dire : "Je suis vivant, je suis vivant !". J'accélère le pas, avec en tête un poème amérindien de Ted D. Palmanteer :
    Quand tu es
    mal à l'aise dans
    ton cœur,
    va marcher.
     
    Fais tout
    ce qui doit
    être fait.
    Marche,
    le mal te quittera.
     
    Marche seul,
    dans les collines
    dans les montagnes.
     
    Sois fort 
    dans ton cœur,
    rien ne dure 
    éternellement. (3)
    André Cohen-Aknin
     
    (1) André Cohen Aknin. "Visages". Extrait. J'ai donné ce texte avec Juan Antonio Martinez en 1998 au  festival "Cours Jardins et Résonances" à Romans - (2) Monique Domergue,  Si tu veux vivre avance, Extrait. Editions L'Atelier du Hanneton. 2008 - (3) Ted D. Palmanteer, Les paroles de grand-mère. La poésie amérindienne. Les cahiers de Poésie Rencontres. N°25 Spécial. 1989.
     
    Lettre d'un colporteur-liseur N° 16

  • Voix d'Afrique

    En cette veille de déconfinement, je pense à ceux qui sont partis. Que ferons-nous de leurs voix, nous qui sommes encore vivants ?
    Voici ce qu'écrit Birago Diop, poète sénégalais, dans son poème Souffles, à propos de nos morts.
     
    Écoute plus souvent
    Les choses que les êtres,
    La voix du feu s'entend, 
    Entends la voix de l'eau.
    Écoute dans le vent
    Le buisson en sanglot :
    C'est le souffle des ancêtres.
    Ceux qui sont morts ne sont jamais partis
    Ils sont dans l'ombre qui s'éclaire
    Et dans l'ombre qui s'épaissit,
    Les morts ne sont pas sous la terre
    Ils sont dans l'arbre qui frémit,
    Ils sont dans le bois qui gémit,
    Ils sont dans l'eau qui coule,
    Ils sont dans l'eau qui dort,
    Ils sont dans la case, ils sont dans la foule
    Les morts ne sont pas morts. (1) 
     
    Bien sûr, il y a les affreuses images des sacs mortuaires qu'on affiche sur nos écrans. Certains sont noirs. D'autres, blancs. Il y a aussi les hospitalisés et la comptabilité morbide qu’on nous assène chaque soir à partir de 19h. L’humeur est déprimante. 
    Toutefois Birago Diop nous dit que rien n'est perdu, il nous invite à regarder plus loin, à ne pas considérer seulement les morts d’aujourd’hui, mais aussi ceux d’hier, d’avant l’épidémie, ceux d'avant-hier et d'avant-avant-hier. Les morts ne sont pas morts. Nous restons ensemble. Je tiens la main de ma sœur jumelle. Les femmes de mon enfance me bercent et le chant des hommes me maintient debout.
     
    Je ne sais plus où j’en suis. Le temps se froisse. Devrai-je encore attendre un jour, deux jours, trois semaines, quatre mois la fin du confinement ? C’est déjà fini. Ce n'est jamais fini. Demain est aujourd'hui. Je reprends ma place à l'établi, trace mes bois, taille mes calames, remplis mon stylo d'encre violette, fais les courses et rejoins les vivants dans la trame des jours où survivent les morts éternellement vivants.
     
    Ainsi va également l’écriture, elle passe d'un monde à un autre, d’un temps à un autre, nait, meurt, renait, fait côtoyer l’ancien et le nouveau dans un embrouillamini déroutant. Le poète sénégalais nous conseille, lui, d’écouter plus souvent les choses que les êtres. Alors, demain, je marierai un mimosa à un fromage de chèvre dans une histoire sans queue ni tête, car chacun sait que toute fin est un commencement.
     
    Jacques Chevrier, qui a composé "L'Anthologie africaine : poésie", introduit ainsi le poème du Birago Diop : "En Afrique, fait observer Léopold Senghor, il n'y a pas de frontière entre le visible et l'invisible, entre la vie et la mort. Et le poète ajoute : "Le réel n'acquiert son épaisseur, ne devient vérité qu'en s'élargissant aux dimensions extensibles du surréel".
     
    Écoute plus souvent
    Les choses que les êtres,
    La voix du feu s'entend, 
    Entends la voix de l'eau.
    Écoute dans le vent
    Le buisson en sanglot :
    C'est le souffle des ancêtres.
    Le souffle des ancêtres morts
    Qui ne sont pas partis,
    Qui ne sont pas sous terre,
    Qui ne sont pas morts. 
    Ceux qui sont morts ne sont jamais partis,
    Ils sont dans le sein de la femme,
    Ils sont dans l'enfant qui vagit,
     
    Et le tison qu'il s'enflamme. 
    Les morts ne sont pas sous la terre,
    Ils sont dans le feu qui s'éteint,
    Ils sont dans le rocher qui geint,
    Ils sont dans les herbes qui pleurent,
    Ils sont dans la forêt, ils sont dans la demeure,
    Les morts ne sont pas morts.
    Écoute plus souvent
    Les choses que les êtres,
    La voix du feu s'entend, 
    Entends la voix de l'eau.
    Écoute dans le vent
    Le buisson en sanglot :
    C'est le souffle des ancêtres.
    Il redit chaque jour le pacte,
    Le grand pacte qui lie,
    Qui lie à la loi notre sort ;
    Aux actes des souffles plus forts
    Le sort de nos morts qui ne sont pas morts ; 
    Le lourd pacte qui nous lie à la vie,
    La lourde loi qui nous lie aux actes
    Des souffles qui se meurent.
     
    Dans le lit et sur les rives du fleuve,
    Des souffles qui se meuvent
    Dans le rocher qui geint et dans l'herbe qui pleure.
    Des souffles qui demeurent
    Dans l'ombre qui s'éclaire ou s'épaissit,
    Dans l'arbre qui frémit, dans le bois qui gémit, 
    Et dans l'eau qui coule et dans l'eau qui dort,
    Des souffles plus forts, qui ont pris
    Le souffle des morts qui ne sont pas morts, 
    Des morts qui ne sont pas partis,
    Des morts qui ne sont plus sous terre.
    Écoute plus souvent
    Les choses que les êtres… (1)
    André Cohen-Aknin
     
    (1) Birago Diop, Souffles, Anthologie africaine : poésie. Jacques Chevrier - Sénégal. MONDE NOIR. CEDA (Abidjan) - HATIER (Paris) - LEA (Douala). 1988. Ce texte est paru ultérieurement dans Leurres et Lueurs, Présence Africaine, 1960 et dans L'anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française.
     
    Lettre d'un colporteur-liseur N° 15

  • Confidence pour mon bras droit

    Aidez-moi
    À lever ce bras droit 
    pour faire signe 
    et murmurer 
    qu'il y a du vent 
    sous la peau. 
    Une horde est blessée 
    dans l’avant-dernière rue, 
    la pluie gerce, 
    le murmure n'achève rien,
    Le silence dans lequel je
    lève ce bras droit et l'agite 
    est terrible :
    en lui toutes les voix 
    étranglées se rassemblent 
    et forment une cible absente.(1)
     
    Je suis content d'avoir trouvé un poème pour mon bras droit. Ça le réconfortera d'être tombé malade. Une rupture de la coiffe. Je lui fais faire des mouvements matin et soir. Il faut dire qu'il est mis à rude épreuve ces dernières semaines avec ces lettres d'un colporteur-liseur. Mes brouillons, je les écris sur des bandes de calque, qu'il faut découper dans un rouleau assez lourd. D’où la manutention. Le crissement du papier sous ma plume me procure une légère excitation.
     
    "En lui, toutes les voix étranglées", 
    écrit Jean-Christophe Bailly à propos du bras droit. Est-ce à dire que tous les bras ont des choses à dire ? Oui, mille fois oui, car ce n'est pas seulement la main qu'il faut prendre en compte, mais aussi le coude, l'épaule et surtout le supra de l’épaule, l'endroit où l'on emmagasine ce qu'on a oublié, délaissé, entassé depuis des lustres. Un lieu d'outre-mémoire. Une épaule est pour ainsi dire une deuxième main, au même titre que l'intestin est appelé "deuxième cerveau".
     
    J'ai remarqué que les tendons de mon bras droit sont de véritables élastiques. Ils se rétractent dès que je les laisse au repos. La gym est obligatoire. Je reprends chaque matin quasiment à zéro : plier, déplier le bras, le tendre vers le haut, vers le bas, les côtés. À chaque fin d'exercice, je lui fais faire des cercles, en le laissant pendre le long du corps. On appelle ça "l'aspirine du bras". 
    Au bout d'un moment, je me sens d'attaque. J'ai, disons, suffisamment d'élasticité dans mes tendons, mais aussi dans ma voix, puisque chaque mouvement est accompagné d'une respiration intense. Je peux ainsi m'attaquer à un poème d'une musicalité déroutante : "LE MUSICKISSME", un texte de Blaise Cendrars, dédié à Eric Satie, le compositeur des Gymnopédies. 
    Le poète l'a rangé dans les "sonnets dénaturés", alors que je l'aurais bien mis dans ses "poèmes élastiques".
     
    Corps en branle, les bras écartés, deux pas vers l'avant, au troisième mouvement, mon bras bat la mesure : "do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré…". 50 fois. Je sautille, fais des moulinets.
     

    "Que nous chaut Venizelos

    Seul Raymond             mettons Duncan

         trousse encore la défroque grecque

    Musique aux oreilles végétales

    Autant qu'éléphantiaques

    Les poissons crient dans le gulf-

         tream

    Bidon juteux plus que figue

    Et la voix basque du microphone

         marin 

    Duo de music-hall

    Sur accompagnement d'auto

    Gong

    Le phoque musicien

    50 mesures de do-ré do-ré do-ré do-ré

         do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré 

         do-ré do-ré do-ré

    Ça y est !

    Et un accord diminué en la bémol 

         mineur

                                                           ETC.!

    Quand c'est beau un beau joujou

         bruiteur danse la sonnette

         Entr’acte

         A la rentrée

    Thème : CHARLOT chef d’orchestre bat la

         la mesure

    Devant

    L’européen chapeauté et sa femme 

         en corset

    Contrepoint : Danse

    Devant l’européen abruti et sa femme

    Coda : Chante

    Ce qu’il fallait démontrer (2)

     
    La prochaine fois, je ferai ma gymnastique directement au rythme des Gymnopédies de Satie. Je gymnopédirai…
     
    André Cohen-Aknin (AAKC)
     
    (1) Jean-Christophe Bailly, L'Astrolabe dans la passe des Français, Seghers, coll. "Froide", 1973. - (2) Blaise Cendrars, Le musickissme. Novembre 1916. Du monde entier. Poésie / Gallimard
     
    Lettre d'un colporteur-liseur N° 14